dimanche 27 juin 2010

De retour des vallées afghanes

Arnaud Beinat, journaliste indépendant, revient d'Afghanistan où il a effectué un reportage avec la légion étrangère, pour le magazine RAIDS. Ce journaliste expérimenté et qui ne mâche pas ses mots nous livre son témoignage, sans concessions, sur les conditions d'engagement des troupes et les rapports toujours difficiles entre l'armée et la presse.

Tu as couvert plusieurs conflits : quelle(s) observation(s) portes-tu sur celui-là ?


La recette est assez ancienne : une coalition étrangère (en tout) qui tente de sauver un pays de lui-même avec un arrière-plan diffus -le terrorisme dans ce cas précis- donné comme capable de porter la mort sur nos territoires. S'il y a une différence avec le passé, elle porte sur la complexité de l'Afghanistan, tant sur le plan géographique que sur celui de sa population : une mosaïque indescriptible de clans, gangs, religions, ethnies ... et sur le fait -très important- que la coalition est issue de démocraties surprotégées qui -à l'inverse du peuple russe par exemple- n'ont plus le sens du sacrifice. Si l'on y ajoute la puissance médiatique qui démultiplie le moindre fait et les contraintes d'engagement qui en découlent, on comprend aisément que nos soldats partent avec un sérieux handicap sur l'ennemi.

Comment les légionnaires vivent-ils les règles de feu, qui semblent très contraignantes ?

Quand ils voient un insurgé dûment identifié - qui vient de leur tirer dessus - et qu'ils n'ont plus le droit de neutraliser parce qu'il a caché son arme et se balade tranquillement à découvert, ils enragent et pense qu'il s'agit d'une faiblesse du haut commandement. C'est compréhensible. Ils sont là pour exercer leur métier et ne sont employés que très en dessous de leurs capacités, tant professionnelles que par le volume de feu qu'ils peuvent délivrer ; un peu comme si l'on se servait d'une Formule 1 pour distribuer le courrier. C'est une frustration réelle car malgré la télévision ou internet -auxquels ils ont accès lorsqu'ils sont dans leurs bases- ils ne peuvent avoir une vue globale des opérations. C'est encore pire lorsqu'ils sont sur le terrain, là où l'univers se limite à la section, que le capitaine devient un être lointain et le colonel, un extra-terrestre. Pour te dire, lorsque le sergent-chef Rygiel a été tué, nous savions à la radio qu'il y avait des blessés, mais je n'ai appris sa mort que le soir, plusieurs heures après l'engagement et probablement bien après que France Info ne l'ait annoncée. Pourtant nous n'étions qu'à 500 mètres à peine des lieux où s'était déroulée l'embuscade. C'est dire si les hommes ne savent pas ce qui se dit dans une Shura, les détails du renseignement d'ambiance ; ce que pense ou dit la population, ce à quoi elle est soumise ou ce dont elle a peur. Ils ne perçoivent cette politique globale consistant à 'gagner les cœurs' que d'une façon lointaine, ne cessant eux-mêmes d'évoluer dans un univers qui reste hostile, ou même les enfants qui les entourent sont suspectés de renseigner l'ennemi (ce qu'ils font souvent d'ailleurs).
En revanche, jamais il ne leur viendrait à l'idée d'ouvrir le feu sur un objectif qui ne serait pas dûment identifié ou qui pourrait générer des dommages collatéraux sur des femmes et des gosses. Je l'ai vérifié de visu, dans l'action.

Quel est l'état d'avancement de la main supply road ?

D'après ce que j'ai entendu dire, elle est déjà en construction vers le nord ; des travaux dont la protection serait assurée par des 'contractors'. Certains bruits émanant du haut commandement français parlent d'une ouverture totale de l'axe pour la fin de l'année, ce malgré le raidissement de la situation.

Quelles sont les conditions de travail des journalistes, et éventuellement, leurs limitations ?

Je ne peux parler que pour moi tant notre profession est disparate. Mais là je vais être long ! D'abord je voudrais planter le décor en réfutant totalement l'image du 'correspondant' ou du 'photographe de guerre' sur laquelle certain d'entre nous (assez peu grâce au ciel) n'arrêtent pas de surfer. C'est ridicule. Ces termes ont perdu toute signification depuis la fin de la guerre du Vietnam, là où les journalistes restaient très longtemps sur le terrain, parfois même une année complète comme Michael Herr qui nous a laissé ce merveilleux 'Putain de Mort' ('Dispatches' en anglais) ; pour beaucoup d'entre nous le livre de référence. Mais quand je vois aujourd'hui un photographe s'intituler 'War photographer' sur son site alors qu'il réalise la plupart du temps des photos de mode, ou un cameraman prétendre 'avoir vécu dix jours sous les balles', ça me met hors de moi. La plupart d'entre nous, y compris les spécialistes de défense et tu le sais bien, ne passent qu'un mois tout au plus par an en opérations extérieures (naturellement, je ne compte pas les visites des ministres !). Et sur cette durée, les heures où nous risquons réellement notre vie restent infimes. Ce qui pour nous est exceptionnel reste le quotidien des soldats que nous visitons et qui passent, eux, six mois sur le terrain. L'acteur anglais Ross Kemp, qui vient de faire un très sérieux travail sur les troupes britanniques engagées en Helmand, en parle d'ailleurs très bien -et de manière répétée- au fil de son livre ou des excellents documentaires qu'il a réalisés. Ceci posé, je suis certain qu'il n'y a que très peu de fumistes parmi nous, et encore moins de gens qui ont une dent contre l'armée. Lorsqu'il y a des choses qui font mal aux militaires, ce sont souvent des articles ou reportages réalisés dans l'ignorance ou par attrait du scoop, rarement par méchanceté ou vrai antimilitarisme.
En ce qui concerne les reportages au sein de l'armée française, il me semble -si j'en crois mon expérience de 2006 avec les forces US en Irak- que nous sommes plus encadrés (je n'ai pas dit censurés) qu'ailleurs, mais bien moins que dans certaines nations, comme Israël où l'on demande à contrôler, in situ ou à la douane (je l'ai expérimenté) toutes les images faites sur le terrain. Chez nous, chaque opération se fait en compagnie d'un officier de presse -ce qui est une sacrée contrainte pour le commandement- alors que chez les américains je partais seul avec les sections. D'après les récits de Ross Kemp, il semble que ce soit la même chose avec les Britanniques, mais tout cela est à vérifier tant les choses bougent vite en Afghanistan. Ce n'est pas un problème pour moi, d'abord parce que je me suis toujours très bien entendu avec les officiers qui m'accompagnaient, ensuite parce que je représente une presse spécialisée (Raids a une réelle aura dans l'Armée française) dont, a priori, les militaires n'ont rien à craindre sur le plan idéologique, moral, etc. ce qui nous permet d'entendre et de rapporter - paradoxalement et tu le sais bien - des choses bien plus énormes que les médias généralistes. Avoir quelqu'un qui veille sur vous n'est pas non plus une si mauvaise chose. Lorsque nous avons été durement attaqués près de Kirkuk (Irak) avec les MP de la 101ème aéroportée en 2006, les soldats US m'avaient juste dit : "ne vous éloignez pas trop des véhicules car on risque de partir sans vous", j'avais toujours un œil sur mon Hummer, de peur de me retrouver seul au milieu des insurgés. Personne ne se préoccupait de moi, je pouvais me mettre à découvert, complètement hors sécurité, c'était mon problème. On peut être expérimenté dans le domaine, on ne le sera jamais autant qu'un militaire qui est là pour votre sécurité et vous criera où vous jeter lorsque ça commence à tirer. Je l'ai expérimenté en vraie grandeur avec le Lieutenant Frédéric G. (prudence : il est encore sur le théâtre), mon dernier accompagnateur. J'ai un enregistrement où deux balles passent en sifflant, pourrais-je raconter cela s'il n'avait pas été là ? Cela dit je comprends que cela puisse représenter une contrainte pour d'autres confrères, surtout ceux qui maîtrisent moins bien le domaine militaire et ses règles de vie. Mais je n'ai jamais entendu un officier de presse dire : "ne repondez pas à cette question", ou me refuser quoi que ce soit, sauf contrainte matérielle ou opérationnelle. Je dirais même que l'armée française est relativement souple et réagit bien lorsque les journalistes demandent des choses imprévues. Ce qui est loin d'être le cas chez les anglo-saxons, encore moins chez les Allemands. Lorsque nous avons été engagés dans l'opération 'Libecciu' avec les pertes que nous savons, le commandement de la communication (Conscom) de Kaboul a demandé au photographe américain qui m'accompagnait de ne pas divulguer les images des blessés qu'il avait prises. Le Conscom avancait deux arguments : ne pas donner de grain à moudre aux insurgés et respecter les familles qui, contactées, n'étaient pas d'accord.
J'estime les deux arguments recevables : après tout, nous sommes dans l'impossibilité de montrer les pertes adverses -donc seulement les nôtres- et ce genre d'images peut impressionner la population française (pour des raisons avancées plus avant) mais aussi les civils afghans -le nerf de la guerre- qui attendent de voir qui sera le plus fort. Concernant les familles, j'ai compris en réalisant le choc émotionnel sur mon amie (qui n'a pas pu s'empêcher d'appeler Kaboul), ma sœur et ma mère lorsqu'elles ont su que j'étais impliqué dans ces combats. J'imagine si elles avaient vu les photos de mon cadavre... Reste deux options : "OK j'accepte" ou bien : "Je suis désolé mais j'ai couru les mêmes risques que ces hommes et je suis ici pour couvrir la guerre dans tous ces aspects". Les militaires respectent (et tu es bien placé pour le savoir !) toutes les opinions et tous les emmerdeurs de la terre à partir du moment où ceux-ci jouent franc jeu et se comportent correctement. Naturellement ça vous complique la vie mais après tout c'est le jeu ; les journalistes demeurent, il ne faut jamais l'oublier, des invités partout où ils vont. Mais lorsqu'on dit "ok, vous pouvez compter sur moi, je ne publierai rien" et qu'on lâche tout à Match en arrivant à Paris, ces militaires s'énervent et ça retombe, comme ils disent, en 'pluie fine' ; le couperet tombe et accable tout le monde. Ils ne font jamais dans le favoritisme, même s'ils ne peuvent pas grand-chose contre les très gros médias. J'avais moi-même deux images d'un blessé qu'on me demanda de ne jamais diffuser. Elles étaient pourtant réalisées en toute transparence, avec l'accord de l'intéressé et de son capitaine. C'était facile : cela fait vingt ans que je photographie les sapeurs-pompiers de ma ville et je sais présenter une victime de façon noble. Je suis d'ailleurs persuadé qu'il y a une façon de montrer nos blessés, une façon qui peut grandir la mission et rendre au mieux l'importance du travail de nos soldats là-bas, sans les humilier en regard de l'ennemi. Je vois déjà certain confrères hurler et dire que je ne présente pas les choses de façon neutre, je leur répondrai que de toute façon un journaliste n'est jamais neutre, qu'il entre et sort d'un théâtre avec les même idées et que partant de ce postulat -et du fait que ma carte de presse est barrée de bleu, blanc et rouge - les soldats français sont ceux de ma Nation et que si quelques uns cherchent à les tuer, il ne m'est pas interdit de les qualifier d'ennemis. J'en conclus que si mon travail a une quelconque influence, autant qu'elle desserve ces derniers.

Quel est l'impact de la détention des deux jouranlistes "aventureux" de France 3, comme tu les appelles, à la fois pour le travail de la presse, et sur l'activité des militaires, là-bas ?

J'ai dit "aventureux" car s'engager dans une telle zone sans protection et après avoir été vus en train de travailler avec l'armée... autant s'aligner au départ des 24 heures du Mans avec un bandeau sur les yeux. A leur décharge ; si ce sont les impératifs de l'émission qui ont exigé une telle prise de risque, il faut chercher les responsables plus haut. Les militaires sont vraiment ulcérés par l'affaire de nos deux confrères et ce pour trois raisons : d'abord pour leur comportement -jugé très sévèrement et de manière unanime- avant leur enlèvement, ensuite et surtout parce que le commandement les avaient prévenus et désapprouvait fermement cette entreprise. A ce sujet, j'ai lu une consoeur qui, dans un hebdo d'opinion affirmait (en substance): "qu'ils avaient été voir la population sans être accompagnés par l'armée afin d'avoir un reportage équilibré, rien que de très normal." Une telle affirmation dénote d'une absence complète de connaissance du terrain. Lorsqu'il a débarqué à Omaha Beach, Robert Capa a-t-il été voir du côté allemand 'pour avoir un reportage équilibré ?' Ce n'est pas parce que l'ennemi est invisible qu'il n'existe pas, la preuve en est, malheureusement. Enfin et troisièmement parce qu'ils ont le sentiment qu'une fois libérés (je ne sais pourquoi mais l'issue de cette affaire ne semble faire aucun doute là-bas), ils imaginent déjà nos deux confrères traités en héros alors que ceux-là mêmes qui ont oeuvré des semaines durant à cette libération seront oubliés. En revanche, je n'ai pas l'impression que cela obère le travail des journalistes qui visitent aujourd'hui le théâtre. La Kapisa a été longtemps interdite à la presse car les forces françaises et américaines y fournissent un gros effort pour les sortir de là, mais elle a été réouverte à l'occasion de l'opération Libecciu.